PLATON, LE BANQUET

PRÉSENTATION - ANALYSE - RÉSUMÉ

Platon a laissé avec le Banquet un de ses dialogues les plus achevés. Le Banquet est devenu un classique, c'est-à-dire une œuvre de portée universelle, un joyau du patrimoine de l'humanité. Et pourtant peu d'œuvres de Platon exi­gent à ce point d'être replacées dans leur contexte culturel : celui de la Grèce antique et, en particulier, celui de l'Athènes du Ve siècle avant Jésus-Christ.

PREMIÈRE PARTIE : L’IDÉAL DU « KALOSKAGATHOS » (de l'homme « beau et bon »)

I - LES GRECS : UNE CIVILISATION ORIGINALE

La civilisation grecque a réussi, on le sait, à inventer la science, la philoso­phie, l'histoire, l'éloquence, le roman, la tragédie... Elle a su libérer l'art de la rigidité hiératique dans laquelle il restait emprisonné ailleurs, dans le bassin méditerranéen, et lui donner charme, souplesse, élégance, mesure aussi et gravité.

Mais les Grecs ne sont à l'origine qu'un peuple de navigateurs, de com­merçants, et de modestes paysans. Ils ont cependant cette particularité de ne pas être disséminés dans un immense empire aux contours et aux structures mal définis (comme en Perse), de ne pas servir un roi ou un pharaon, en subissant le joug d'une administration pesante (comme en Égypte). Loin d'être les sujets passifs d'une lointaine autorité, les Grecs vivaient dans de petits États indépen­dants, appelés Cités (« polis » en Grec, d'où vient le mot « politique »), aux coutumes, aux mœurs et aux institutions spécifiques. Chaque Grec était fier de la cité à laquelle il appartenait et dont le sort lui importait autant que sa propre vie.

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Dispersés sur les bords de la Méditerranée (de la Sicile à l'Asie Mineure en passant par la Grèce proprement dite), les Grecs cependant avaient en commun une langue - le grec - une religion, des lieux de culte et des fêtes panhelléniques (comme les fameux Jeux Olympiques). Bien des cho­ses les distinguaient en réalité des peuples d'alentour - les « Barbares » - : diversité, mobilité, goût de l'indépendance, de la liberté et de l'aventure.

II - LA GRÈCE ARCHAÏQUE : L'APPARITION DE L'IDÉAL DU « KALOSKAGATHOS »

Aventureux, les Grecs l'ont été en effet. Avant d'être des artistes, ce furent des guerriers. C'est ainsi que venus, semble-t-il, du Nord, ils ont conquis le Péloponnèse, la Sicile et le Sud de l'Italie à l'ouest, les côtes d'Asie Mineure - l'Ionie, la Doride - à l'est (les côtes de la Turquie actuelle). L'Iliade d'Homère nous donne quelque idée des combats héroïques auxquels les ancêtres des Grecs se livrèrent.

L'idéal grec des premiers temps était un idéal aristocratique. Les poèmes homériques chantent les vertus chevaleresques de l'honneur, de l'obéissance, de la droiture ; mais aussi les vertus de la beauté corporelle, de la vaillance, du courage, enfin de l'amitié. Autant de vertus qui devaient contribuer à l'acqui­sition de la Vertu, de l'excellence (l'« arétè », en grec) : à devenir un homme kaloskagathos « beau-et-bon », beau de corps et d'âme, et bon, c'est-à-dire valeureux, géné­reux. L'école de la beauté et de la bonté, les hommes devaient la trouver dans la gymnastique et la musique. Les femmes, gardiennes du foyer, devaient aussi développer leurs vertus : leur beauté physique et morale, s'adonner aussi à leur manière à la gymnastique (du moins dans certaines cités), apprendre la danse et la musique.

La civilisation grecque, dès ses débuts apporte quelque chose de nou­veau dans le contexte des cultures de l'époque : le culte de la beauté physique et morale, un certain engouement pour l'homme ; les dieux eux-mêmes étaient fort semblables aux hommes : ils possédaient un corps identique à celui de l'homme ; ils avaient seulement le privilège de ne jamais perdre leur jeunesse et d'être immortels, de jouir de pouvoirs manquant aux hommes. « Les dieux grecs furent des dieux beaux, d'une beauté qui tient à leur essence même. Nous sommes si habitués à les voir tels, et l'attribut de beauté s'est, depuis lors, si étroitement lié au concept de divin que nous n'y prenons pas garde » fait remar­quer André-Jean Festugière (Contemplation et Vie contemplative selon Platon, Paris, Vrin, 1950).

III - À LA DÉCOUVERTE DE LA SCIENCE

Les Grecs n'ont pas été seulement des amateurs de guerre, de musique, de sport, ni des chercheurs de nouvelles terres ou de nouveaux combats, très vite ils se sont aussi révélés des aventuriers de l'esprit. C'est ainsi que, avant même qu'Athènes ne devint la capitale de la philosophie, de l'art oratoire, de la science, les premiers savants et philosophes sont apparus en Ionie[1] ; les premiers, ils se sont efforcés de percer les mystères de la nature. Thalès, Pythagore, Héra­clite, Parménide, Empédocle... délaissèrent les explications mythologiques de la genèse de l'univers pour des explications rationnelles ; ils ont cherché dans des processus matériels (de raréfaction, de condensation, de dilatation, ou encore dans ceux des forces centrifuges et centripètes) l'explication de l'apparition et de la transformation des éléments. Et ils ne se sont pas seulement élevés à une intelligence extensive de l'ensemble de la nature, mais aussi à une intelligence compréhensive de la nature même des choses. C'est ainsi que Parménide affirme qu'il n'existe rien d'autre que de l'Être et que le Non-Être n'est pas, Héra­clite, au contraire, que tout est devenir résultant de la tension entre les contrai­res (vie-mort, jour-nuit, bien-mal), Empédocle enfin que l'Amour, principe d'union, et la Haine, principe de désunion, se livraient dans le monde une lutte incessante.

Enfin, faut-il le rappeler, les Grecs ont donné un essor décisif aux mathé­matiques et à l'astronomie. Les premiers noms de mathématiciens célèbres qu'un élève aujourd'hui apprend à connaître sur les bancs de l'école sont aussi les premiers noms de la science et de la philosophie en Grèce : Thalès, Pytha­gore. Platon, d'ailleurs, doit beaucoup à Pythagore ; il fait sien en grande partie, ce principe du pythagorisme : le nombre, l'ordre que font découvrir les mathé­matiques - par exemple dans les révolutions astronomiques, ou encore dans l'Harmonie en musique - gouvernent le monde.

Ainsi la philosophie et la science sont nées comme en un éclair dans ces petites cités d'Ionie, économiquement et politiquement actives à l'époque, avant de devenir, avec l'art et l'éloquence, l'apanage de la grande Athènes.

IV - ATHÈNES OU LA PASSION DU « LOGOS »

Athènes s'imposa rapidement à l'ensemble du monde grec, par l'impor­tance de son activité économique et, surtout, par sa contribution décisive dans la victoire des Grecs contre les Perses (au moment des guerres médiques). Athènes réussit, presque à elle seule, grâce à sa flotte et à son génie militaire, à chasser l'envahisseur conduit par Xerxès.

Sa cité portuaire accueillait une forte population industrieuse de commer­çants et d'artisans. Son activité, ses institutions démocratiques favorisèrent sans aucun doute son développement artistique et intellectuel.

Les Athéniens ont contribué à une explosion artistique sous toutes ses formes. Sculpteurs, peintres, architectes, écrivains, poètes, historiens se multi­plient au Ve siècle, unis dans un même élan vers le beau discours, les belles formes, le beau. C'est l'époque où Périclès fait construire sur l'Acropole, dominant la plaine et la mer, les temples et les édifices prestigieux ornés des sculptures d'un Phidias...

Les Athéniens, d'autre part, prisaient particulièrement le verbe, la parole, la discussion : le « logos », mot qui signifie à la fois discours, parole, raison. Il est vrai que le régime démocratique d'Athènes reposait essentiellement sur le droit à la parole.

Sur la place publique où l'on s'assemblait régulièrement pour voter les lois, élire des magistrats, décider du destin de la cité, on écoutait orateur sur ora­teur ; au tribunal, quand, par le tirage au sort, on devenait juge - ou Héliaste : membre de ce tribunal populaire appelé « Héliée » -, on devait entendre les arguments de la défense et ceux de l'accusation... Toute la vie poli­tique supposait la maîtrise de la parole et favorisa ainsi le développement de l'éloquence.

Des intellectuels d'un genre nouveau - souvent venus d'autres cités, de Sicile en particulier - font leur apparition : ce sont les sophistes qui passent pour les maîtres de l'art oratoire. Ces rhéteurs se sont penchés sur le « logos », sur ses ressources et ses pouvoirs. Ils se sont livrés à l'étude de toutes les techniques de composition d'un discours ; ils se sont intéressés aux différents procédés de style, aux effets rythmiques et musicaux d'une phrase, enfin au vocabulaire et à la grammaire... Ces professionnels de la parole ont eu l'idée de vendre leur savoir et d'apprendre ainsi aux fils de bonnes familles à manier l'arme principale de la vie publique : la parole[2].

Certains de ces sophistes ont acquis une réputation à travers tout le monde grec ; il n'est que de citer Protagoras, Gorgias, Prodicos... Protagoras et Gorgias ont même laissé des ouvrages de portée philosophique, le premier pour y exposer une pensée relativiste, « agnostique » (à chaque homme sa vérité ; on ne peut prouver ni que les dieux existent, ni qu'ils n'existent pas), le second pour y présenter une série d'arguments montrant qu'il n'est possible d'affirmer aucune vérité quelle qu'elle soit. De telles manières de penser s'éloignaient des recherches des premiers savants sur la nature, sur l'être ; on finit par s'intéresser seulement à la puissance du discours, à la possibilité de convaincre qui on veut de ce qu'on veut ; par confondre philosophie et éristique[3].

V - L'IDÉAL DU « KALOSKAGATHOS » AU Ve SIÈCLE

L'idéal de l'Athénien du Ve siècle restait celui du « kaloskagathos » (l’homme « beau-et-bon »). Mais les notions de « beau » et de « bon » n'ont plus tout à fait la même connotation qu'à l'époque homérique ou même qu'à l'époque encore proche où les Grecs avaient, dans un élan patriotique commun, chassé les Perses.

La beauté physique restait tout aussi prisée que du temps d'Homère, mais elle devenait plus une fin en soi qu'une vertu guerrière, plutôt un luxe, un agré­ment, un modèle aussi pour les artistes peintres et sculpteurs. Quant à la beauté morale et à la bonté, elles ne signifiaient plus simplement le courage, la vaillance ou la générosité... « Être bon », « être vertueux », c'était, au Ve siècle à Athènes, exceller, réussir, se distinguer dans la vie publique, - du moins, bien sûr, dans les classes privilégiées de la Cité - et c'est à cela que le sophiste, en proposant son enseignement, prétendait préparer son élève.

L'éducation du jeune Athénien, qui devait faire de lui un homme accompli dans la cité, reposait d'abord sur la musique et la gymnastique. Le gymnase était le lieu de rencontre privilégié des jeunes garçons ; l'endroit comme les exer­cices, qu'on pratiquait nu, favorisaient la pédérastie[4], spécifique aux mœurs de l'ensemble du monde grec, admise à Athènes - et plus encore à Sparte ou à Thèbes - comme une méthode d'éducation du jeune homme. La musique, inséparable de la poésie, était enseignée très tôt : on apprenait à l'enfant à jouer de la cithare ou de la flûte ; on lui faisait réciter par cœur Homère, le poète natio­nal, et les autres poètes (Hésiode, Pindare...) ; on le préparait à goûter la poésie tragique ou comique auxquelles Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane ont su donner un éclat incomparable au Ve siècle.

Après cette initiation aux Muses, l'adolescent découvrait la philosophie c'est-à-dire qu'il recevait les éléments d'une culture générale (complétant les notions rudimentaires apprises à l'école), allant des mathématiques à la méde­cine en passant par la physique, l'astronomie, et s'essayait à la rhétorique ; il devait montrer ses talents dans la maîtrise de la parole et du raisonnement (du logos) avec ses pairs ou avec son maître. L'âge de l'adolescence était l'âge par excellence de la philosophie. Être philosophe signifiait « aimer le savoir », c'est­-à-dire « désirer se cultiver », « être curieux des choses de l'esprit », avant de recevoir le sens plus rigoureux que lui a donné Platon. La découverte de la philo­sophie se faisait par la fréquentation d'un maître, un sophiste pour les enfants de familles fortunées, mais plus généralement à travers le puissant lien d'amitié qui unissait un adolescent à un protecteur plus âgé.

VI - DÉCLIN POLITIQUE ET POSTÉRITÉ CULTURELLE DE LA GRÈCE

La suprématie politique et économique d'Athènes, qui s'était imposée au monde grec au début du Ve siècle, à la suite des guerres médiques fut en réalité de courte durée.

Il semble que les Athéniens eux-mêmes n'ont pas réussi à maîtriser le rythme rapide de leur évolution. Ils ont été comme dépassés par la hardiesse de certains de leurs penseurs, par la radicalité aussi de leurs institutions démocrati­ques. Les idées les plus neuves et les moins respectueuses de l'ordre ancien et sacré de la Cité (émises déjà par certains philosophes « présocratiques » enclins au matérialisme, mais surtout par toute une génération de sophistes faisant fi de la morale traditionnelle) n'ont peut-être pas favorisé les visées politiques les plus saines. Quant à la radicalité du régime démocratique, elle se manifestait dans la puissance de décision d'un peuple qui ne voyait pas toujours son bien ; le peuple était capable de changer d'avis d'un jour à l'autre et de se laisser persuader par le premier orateur venu, pourvu qu'il fût séduisant. C'est ainsi qu'il n'a pas su sui­vre les conseils de modération en politique étrangère de son premier stratège (de son général en chef), Périclès, en se lançant dans une guerre meurtrière contre ses cités rivales rangées derrière la puissante Sparte - Sparte l'aristocratique, dont les mœurs rudes et militaires contrastaient avec l'indolence et l'insouciance athéniennes. Le peuple, en particulier se laissa entraîner par le jeune et ambi­tieux Alcibiade dans l'expédition désastreuse de Sicile, où l'essentiel de la flotte athénienne fut détruit.

En - 404, Sparte est victorieuse d'Athènes et renverse ses murs, après 27 années de guerre quasi ininterrompue (la « guerre du Péloponnèse »). Les aristocrates d'Athènes (et parmi eux Platon), admirateurs du régime spartiate, se réjouissent de cette victoire qui entraîne la chute de la démocratie. Trente membres du parti aristocratique forment un gouvernement collégial. C'est « la tyrannie des Trente », célèbre pour sa cruauté ; ce gouvernement fut renversé au bout d'un an.

Sparte domina l'ensemble des cités grecques de - 404 à - 371. Domina­tion battue en brèche par les Thébains en - 371. En réalité, au milieu du IVe siè­cle, plus aucune cité n'est réellement dominante politiquement. Philippe de Macédoine, en revanche, profitant de l'affaiblissement général des cités grec­ques, s'impose militairement à l'ensemble de la péninsule ; son fils Alexandre poursuivra l'œuvre de son père, mais cette fois chez les « Barbares », en Asie. Alexandre le Grand mènera ses armées - auxquelles il a mêlé des mercenaires des pays conquis - jusqu'en Inde.

C'est ainsi que les lumières d'Athènes, et des autres cités (Corinthe, Olympie, Thèbes...) qui ont contribué à l'éclosion de l'extraordinaire civilisation grecque, se sont répandues jusqu'en Orient, et ce malgré leur propre déclin poli­tique. Sous l'Empire romain, Athènes (il est vrai avec Rhodes et Alexandrie) res­tera la capitale de la rhétorique et de la philosophie. Le grec deviendra la langue culturelle des Romains - conquérants de la Grèce au IIe siècle.

DEUXIÈME PARTIE : PLATON

I - PLATON : UNE VIE CONSACRÉE A LA PHILOSOPHIE

Platon (né en - 428 et mort en - 348) apparaît alors qu'Athènes a déjà connu sa période la plus glorieuse. Il assiste à la chute de sa Cité en - 404, à l'échec cuisant de la tyrannie des Trente, à la domination éphémère de Sparte puis de Thèbes... Il est témoin des incuries de la démocratie athénienne, de la décadence de Sparte, de la dégradation morale et politique de l'ensemble du monde grec.

Platon est à la fois un nostalgique des vertus aristocratiques et patrio­tiques de la Grèce d'antan, celle qui avait repoussé l'envahisseur perse, et un esprit qui, gagné par le goût de la science et de la philosophie répandu en un siècle à Athènes, est en quête d'une sagesse nouvelle, intérieure et spirituelle.

Il était issu d'une des familles athéniennes les plus illustres (son père était un ami de Périclès, sa mère descendait du roi Codros). Ses amis, ses proches, appartenaient tous aux milieux aristocratiques (certains d'entre eux participèrent au gouvernement des Trente). Sa naissance, son éducation, ses dons et talents, tout devait concourir à ce qu'il menât une carrière politique brillante ou qu'il fût un rhéteur, un poète de qualité... Mais l'échec politique de ses amis, peut-­être aussi ses tendances intellectuelles (son goût pour les mathématiques par exemple...) et enfin la rencontre de Socrate, l'ont porté du côté de la philo­sophie.

Car Platon fut dès l'âge de vingt ans, comme bien des jeunes de son milieu, fasciné par Socrate ; mais aussi traumatisé par sa condamnation à mort en - 399, alors que lui-même n'avait que 28-29 ans. Le Banquet comme le Phé­don et bien d'autres ouvrages de Platon sont autant d'éloges de son maître.

Après la condamnation de Socrate, Platon quitta Athènes et voyagea en Méditerranée, en Égypte, en Sicile, dans le Sud de l'Italie... De retour à Athènes en 387, il fonda l'Académie, sorte d'université collégiale où les recherches les plus diverses étaient menées (de l'astronomie à la botanique, en passant bien sûr par les mathématiques) et où il dispensa son propre enseignement au milieu de ses nombreux disciples, en même temps qu'il rédigeait son œuvre, une série de dialogues où Socrate joue souvent le rôle de l'interlocuteur principal. Il conçut le projet d'une Cité idéale qui serait gouvernée par des philosophes (pré­senté dans l'important dialogue de la République) ; ilentreprit même, par l'intermédiaire de son ami et disciple Dion, beau-frère du tyran de Syracuse Denys le Jeune, de le réaliser en Sicile... en vain.

Il mourut à l'âge de 80 ans, déjà admiré et célébré par tout le monde grec comme un très grand écrivain et un sage illustre.

Mais toute la philosophie de Platon a reçu son impulsion du rayonnement et de l'enseignement de ce personnage étonnant : Socrate.

II - SOCRATE, TÉMOIGNAGES ET RÉALITÉ

C'est Platon qui nous a laissé le portrait le plus vivant et le plus achevé de son maître. Xénophon lui a consacré aussi un ouvrage important : Les Mémo­rables, deux petits ouvrages moins connus : l'Apologie de Socrate et un Ban­quet. Enfin le comique Aristophane, présent dans le Banquet de Platon, le ridi­culise dans sa pièce les Nuées.

Nous avons aussi quelque idée de l'enseignement de Socrate par la façon dont Aristote, un siècle plus tard, essaie de retracer l'influence qu'il a eue sur Platon et la philosophie, et par la façon dont il reste pour les cyniques et les sceptiques du IVe et du IIIe siècle (qui se déclarent ses héritiers), ainsi que pour les stoïciens et les épicuriens, un modèle de sagesse et de vertu.

Mais qui était réellement Socrate ? Socrate, pour l'Athénien moyen n'était guère différent des sophistes, intellectuels et philosophes qui, vivant en parasites dans la cité et occupant tous leurs loisirs à manier le « logos », faisaient les délices de la jeunesse dorée d'Athènes.

Et Aristophane se fait en quelque sorte l'écho du ressentiment du peuple en présentant, dans les Nuées, Socrate comme un sophiste et un savant perdu dans ses spéculations oiseuses sur la longueur des sauts de puces, niant l'exis­tence des dieux et expliquant les phénomènes naturels par des théories matérialistes spécieuses.

Il ne faut donc pas s'étonner s'il a été condamné à mort par la justice populaire en - 399, sous le prétexte d'avoir corrompu la jeunesse et de ne pas croire aux dieux. Ce genre d'accusation d'ailleurs n'était pas nouveau : Prota­goras, Anaxagore[5] aussi ont été condamnés pour impiété.

Et pourtant si l'on en croit Platon, Xénophon et la postérité philosophique immédiate, on a tout lieu de penser que Socrate n'avait rien de commun ni avec les sophistes, ni avec les savants qui se sont intéressés à la physique et qui ont mis en cause plus ou moins directement l'existence des dieux (ceux qu'on appelle justement les philosophes « présocratiques »).

En réalité, tout distinguait Socrate des sophistes - ces professeurs de vertu - et des orateurs publics : Socrate prétendait ne rien enseigner et ne possé­der aucun savoir dont il pût tirer un profit d'argent ; délaissant l'art de la déduc­tion, la pompe et le clinquant oratoires, il se souciait seulement de rechercher la vérité. Ne dispensant aucun enseignement, il passait son temps à interroger quiconque accepterait de se soumettre à son interrogatoire.

Négligé d'apparence, peu soucieux de sa personne, et de plus d'un visage disgracieux, il ne ressemblait guère au modèle du citoyen athénien se distin­guant dans la vie publique par sa beauté et ses talents. Et pourtant ses allures rustres cachaient, comme le dit Alcibiade dans le Banquet, de « divins trésors ».
III - SOCRATE OU LE « CONNAIS-TOI TOI-MÊME »

Socrate agissait sur son entourage, si l'on en croit Platon, comme un « catalyseur », un « révélateur ». Par sa manière d'être, par ses questions appa­remment anodines, il ramenait son interlocuteur à la conscience de son igno­rance et de ses limites. Ne connaissant rien lui-même - du moins à ce qu'il prétendait -, il avait cependant cette supériorité sur les autres : c'est que lui au moins savait qu'il ne savait rien.

Mais en rappelant aux autres la pauvreté de leur science et l'inanité de leurs opinions, il leur révélait en même temps leurs ressources et leurs richesses. Car en expurgeant l'âme de ses préjugés, de ses faux savoirs, de ses certitudes reçues, il la préparait à redécouvrir la vérité. En la réduisant à se poser les ques­tions les plus simples et les plus anodines, mais aussi en la forçant à suivre le fil d'un interrogatoire rigoureux, il l'amenait à extraire d'elle-même une sagesse insoupçonnée. Car si les hommes croient savoir ce qu'ils ignorent, ils ignorent aussi ce qu'ils savent.

C'est pourquoi Socrate aimait à se présenter, lui qui était fils de sage-­femme, comme un accoucheur d'âmes. Tout son art d'interroger visait en effet à ceci : que l'âme enfante - dans la conscience douloureuse de son ignorance - le savoir dont elle est grosse.

Mais que sait-elle ? Impossible de le dire a priori, en dehors de cette rela­tion vivante qui oppose deux ou plusieurs interlocuteurs dans l'entrelacs des questions et des réponses d'un dialogue. Il n'y a donc pas à proprement parler d'enseignement socratique, mais une méthode socratique qui a pour nom « maïeutique » - du mot grec « maïeuesthaï » qui signifie aider à enfanter.

Il n'en reste pas moins vrai que cette méthode présuppose l'existence de vérités ou d' « essences » à découvrir. Socrate contraint généralement à porter le dialogue sur la question : « qu'est-ce qu'une chose ? », cette question portant elle-même non sur n'importe quelle chose indifférente, mais sur celles qui impor­tent avant tout dans notre conduite d'homme : qu'est-ce que le bien, le bon­heur ? Qu'est-ce que l'âme, la piété, la science, la justice, la vertu ?... Qu'est-ce que l'amitié, la tempérance, le beau... ? Si l’on interroge l'âme sur ces notions essentielles à l'existence, alors ses opinions subjectives et prétentieuses à leur propos tombent d'elles-mêmes. Le plus méchant des hommes, par exemple, peut toujours s'amuser à identifier le bien avec son plaisir, son affirmation ne résiste pas à un examen logique, rationnel posant clairement la question de ce qu'est le bien, de l'essence du bien.

Si l'on peut parler d'un enseignement socratique on pourrait le résumer en un mot : la vertu est science. Chacun sait qu'il existe une vérité du bien, du beau, du juste... encore faut-il s'en ressouvenir. L'oubli de ces vérités morales est source de méchanceté. Car nul n'est méchant volontairement ; l'ignorance seule est source de méchanceté. Si je sais ce qui est juste, je suis juste, si je sais ce qu'est la tempérance, je suis tempérant, si je sais ce qu'est le bien, je suis heureux. Bien plus qu'une science vraie de la nature - Socrate se désintéresse des spéculations physiques des philosophes qui se contredisent les uns les autres - il existe une science de la vertu et du bien, condition du bonheur. Cette science, je ne la trouve pas dans les choses extérieures de la nature, mais en moi. D'où ce second maître mot de sagesse socratique : « Connais-toi toi-même ».

IV - PLATON ET LA PHILOSOPHIE

Toute la philosophie de Platon n'est qu'un prolongement de cet enseigne­ment de son maître - certes enrichi de connaissances mathématiques, astrono­miques, d'influences pythagoriciennes, et surtout développé par un talent d'écrivain et de chercheur incomparable.

A l'instar de Socrate, Platon s'efforça, toute sa vie de redonner ses lettres de noblesse à la philosophie malmenée par la Cité, galvaudée par les sophistes qui ont contribué à ce qu'on la confonde avec la rhétorique.
L'objet d'une philosophie authentique n'est rien d'autre que la recherche de la vérité. Ce qui suppose qu'on marque une différence essentielle entre se contenter d'opinions et chercher à savoir.

Qu'est-ce qu'une opinion ? Un jugement hâtif que les individus tiennent sur les choses et qui leur sert de science du moment. Une opinion, par défini­tion, c'est ce dont on ne peut rendre raison. Ainsi, Socrate montrait à ses inter­locuteurs qu'ils étaient incapables de justifier leurs affirmations et certitudes premières. Et les individus tiennent d'autant plus à leurs opinions qu'ils sont impuissants à les démontrer.

En politique, par exemple, tout le monde s'efforce de faire prévaloir ses opinions. Or, pour Platon, la politique, qui concerne la question essentielle du bonheur (car, pour un Grec, nul bonheur n'est possible en dehors de la Cité), ne saurait être laissée à la merci des opinions incertaines et fragiles de chacun. Non, la morale et la politique sont affaires de science ; car Platon fait sienne cette maxime socratique : la science seule procure la vertu.

De même la philosophie ne saurait se confondre avec la poésie, l'élo­quence en général. Une opinion n'est pas juste parce qu'elle plaît ou séduit. Méfions-nous des sortilèges du langage, de la puissance suggestive des mots et de leur habile agencement auxquels s'entendent si bien les sophistes et les orateurs politiques. De même, les poètes sont capables, tel Aristophane qui a raillé Socrate dans une de ses comédies, de faire croire vraie une simple opinion par l'efficacité de leur art.

La philosophie doit bien plutôt s'inspirer de la méthode des mathéma­tiques. Les mathématiques nous apprennent à ne pas confondre le vrai avec le faux, du moins dans le domaine qui est le leur, celui de la quantité mesurable et figurable. Elles révèlent que la vérité n'est pas sensible, c'est-à-dire connue par les sens, mais doit sa nature de vérité à son caractère purement « intelligible », c'est-à-dire connu seulement par l'intelligence.

Par exemple, le carré de l’hypoténuse (le côté qui est opposé à l'angle droit) d'un triangle rectangle est égale à la somme des carrés des deux autres côtés, le cercle est la figure dont tous les points sont équidistants d'un centre unique, quelles que soient la représentation « sensible », la grandeur, ou les propriétés apparentes (à la vue) de ce triangle ou de ce cercle. La vérité d'une définition ou d'une démonstration mathématiques ne saurait résider dans ce que je vois par le sens de la vue ; elle n'est pas, en géo­métrie, dans la figure que je trace par exemple au tableau ; elle est celle que je conçois par ma seule intelligence en moi-même. Or un raisonnement mathéma­tique, s'il est juste, l'est nécessairement et universellement. S'il est nécessaire­ment et universellement vrai, c'est parce que son contenu n'est pas sensible, mais intelligible.

V - PHILOSOPHIE ET VÉRITÉS MORALES

Mais existe-t-il des vérités en dehors du monde idéal et parfaitement ordonné des mathématiques ?

Oui, répond Platon. Et telle est l'originalité fondamentale de sa philo­sophie : il existe des vérités non seulement dans le domaine de la quantité, mais dans celui des qualités. Le Bon, le Beau, la Vertu, le Courage, la Tempérance, la Justice, la Santé, la Grandeur, la Petitesse, la Force, la Faiblesse existent réelle­ment et véritablement.

Tenons-nous en aux notions morales du Bien, du Beau, de la Justice, de la Vertu... On aurait tendance à n'y voir que des notions subjectives, à propos desquelles il n'est possible d'émettre que des opinions, et nullement des objets d'une science.

Faire du bien, du juste... une simple affaire d'opinion, c'est leur retirer toute valeur effective, tout contenu. Si la justice ou la vertu dépendent de ma seule opinion, de mon caprice, de mon intérêt, nulle morale, nul ordre politique digne de ce nom ne sont possibles - à moins qu'on ne prétende comme certains sophistes[6] que l'existence d'une moralité objective est purement illusoire et que cette illusion sert les « faibles » à se protéger contre la seule loi réelle, la loi du plus fort.

Réduire le beau à une affaire d'appréciation individuelle c'est s'empêcher de partager par exemple son émotion devant ce qui est beau ou de communi­quer son aspiration vers le beau ou vers le bien, c'est vider ses jugements esthé­tiques et moraux de tout contenu universalisable, condamner la pensée à ne plus chercher à s'exprimer, nier, en un mot, la pensée, la réduire à des impres­sions instantanées, quasi animales...

Que le Juste, le Beau, le Bien... soient des fins idéales, ne signifie pas, sous prétexte qu'elles sont éloignées de nos soucis et de nos intérêts du moment, qu'il s'agit de notions abstraites, sans contenu réel. Bien au contraire, pour ainsi susciter les aspirations les plus profondes des hommes, elles désignent des réalités riches, pleines de sens, des « absolus ». Platon nomme ces réalités : Idées ou Formes - en grec Eidos ou « Idéa », mots qui viennent tous deux du verbe « voir ». Car les Idées se donnent, dans tout leur éclat et leur plé­nitude, à la vue de l'âme qui a suivi la voie étroite de la philosophie.

VI - PHILOSOPHIE ET DIALECTIQUE

Comment l'âme peut-elle parvenir jusqu'à la connaissance de ces Idées ?

En se débarrassant précisément de tout ce qui l'enlise dans l'opinion, c'est-à-dire de tout jugement fondé sur l'apparence évidente du témoignage des sens ou des indications données par mon plaisir ou mes peines, « ici et main­tenant ».

Il est bien évident que la Justice, l'Idée de Justice, je ne saurais la voir en elle-même dans toute sa splendeur en telle action ou telle loi particulière justes ; celles-ci ne m'en donneront tout au plus qu'une mince idée (avec un « i » minus­cule !). De même la Beauté en elle-même, je ne saurais la contempler telle quelle dans un visage, un corps, une âme seulement... Tout au plus leur vue réveillera en moi comme un lointain souvenir de ce qu'elle est, et m'incitera à la redécou­vrir. Quand au Bien (au bonheur), je ne saurais le trouver dans tel ou tel plaisir passager aussi intense fût-il...

De la même façon qu'en mathématique je m'appuie sur telle ou telle figure géométrique pour développer à son propos une démonstration dont la vérité réside dans le caractère nécessaire de la démonstration et non dans la figure, de même, pour le Juste, le Beau, le Bien et autres Idées, je peux m'appuyer sur telle représentation sensible d'une chose juste, belle ou bonne, pour chercher à les découvrir mais non les reconnaître en elles.

Mais comment connaîtrai-je ces réalités d'une manière aussi certaine que les vérités mathématiques ?

Par une méthode propre à la philosophie : la dialectique. Dialectique vient du mot dialogue. Qu'est-ce que la dialectique ? La poursuite d'un dialogue à travers un échange rigoureux de questions et de réponses en vue d'atteindre la vérité sur un sujet précis. Cet échange n'est rigoureux que si l'on ne confond pas démarche rationnelle visant l'universalité, et joute d'opinions subjectives, démonstration et recours à l'exemple particulier et contingent tiré du témoi­gnage des sens.

La dialectique n'aura peut-être jamais apparemment le caractère aussi démonstratif qu'un raisonnement mathématique. C'est que la dialectique s'éloi­gne davantage encore du témoignage des sens et vise non à la démonstration d'une hypothèse déjà donnée - comme tel problème arithmétique ou géomé­trique à résoudre -, mais à la contemplation de vérités à découvrir ; ce qui suppose l'élaboration d'hypothèses et la mise en question progressive des hypo­thèses envisagées. Par exemple, si le dialogue doit répondre à la question : « qu'est-ce que la Vertu ? », les interlocuteurs seront amenés à poser des hypo­thèses de définition ; le caractère insuffisant et incomplet des premières hypo­thèses envisagées nécessite le recours à de nouvelles hypothèses, plus satisfai­santes, jusqu'à ce que, de fil en aiguille, la réflexion commune soit conduite à la seule définition acceptable de la Vertu.

A vrai dire beaucoup de dialogues platoniciens débouchent apparemment sur un échec de la définition recherchée, ou ne se présentent pas aussi simple­ment comme la recherche d'une définition et mêlent des problèmes distincts ; parfois aussi Platon conclut par un mythe, ou laisse le lecteur sur sa faim. C'est que l'essence de telle ou telle Idée ne saurait être réduite à une simple affaire de définition. Mais la recherche de la définition de l'essence d'une chose force l'âme à se dégager de la connaissance sensible, et la prédispose ainsi à la vision de l'Idée - sans qu'il soit possible d'emprisonner celle-ci dans des mots. L'Idée telle quelle, ne se démontre pas, elle se dévoile progressivement.

Si la démarche rationnelle de la dialectique est la voie royale mais ardue qui mène à la contemplation des Idées, il arrive à Platon d'utiliser des voies plus accessibles à l'intelligence commune : le mythe, l’allégorie, le récit, le langage imagé, l'ana­logie, autant de procédés qui permettent d'éclairer plus immédiatement l'âme. Mais ces moyens sont des auxiliaires de la raison (du logos), ils ne s'y substituent pas.

VII - MONDE SENSIBLE, MONDE INTELLIGIBLE

L'idée directrice de la philosophie platonicienne est bien celle-ci : la pensée déborde le langage : au-delà des mots il existe des réalités ; encore faut-il pour les atteindre avoir puisé à toutes les ressources possibles du logos. Mais par réalités, il ne faut pas entendre ces réalités que je sens de mes cinq sens, mais une réalité connue par ma seule intelligence. Mieux, ce qui est « intel­ligible » a plus de réalité que ce qui est sensible, ce qui est spirituel plus de réalité que ce qui est matériel : ainsi la nature, le monde sensible sont moins réels que le monde intelligible qui permet de les penser.

Car la recherche de l'essence qui avec Socrate répondait surtout à des préoccupations morales, prend avec Platon une dimension cosmologique. Ces Essences que sont les Idées constituent la vraie réalité, cachée à nos sens, de ce monde. Tel est l'idéalisme de Platon qui rompt radicalement avec les tentatives d'explication matérialiste de la genèse de l'univers des présocratiques.

Si le monde sensible détient quelque perfection, quelque réalité, quelque consistance, c'est en raison de son rapport, de sa « participation » au monde intelligible. Par exemple une chose sensible belle (ce visage, ce corps, cet être...) doit sa beauté non à sa matérialité ni à sa constitution d'être sensible, mais à quelque rayonnement en elle de l'Idée de Beauté, à quelque éclat de la Beauté qui s'y dépose. De même tout être physique ne doit pas sa réalité à ce qu'il peut avoir de sensible ou de matériel : ce qui fait qu'un homme est un homme, ce n'est pas sa chair, ses os, sa couleur de peau, qui ne sont que des ombres, des apparences de réalité ; c'est bien plutôt sa participation à l'Idée d'Homme, à un modèle d'Homme - visible seulement par l'intelligence - dont il est une des multiples imitations. Il en va de même pour les animaux, les plantes, les objets fabriqués : leur véritable réalité n'est pas visible par les yeux, mais par l'âme qui conçoit leurs « Formes », leurs « Idées ». Les Idées produisent tout ce qui existe dans le monde sensible comme des objets lumineux pro­duisent leurs ombres ou des modèles parfaits leurs images imparfaites.

L'idée est connue par une science stable, alors que les apparences fugi­tives de ce monde sensible ne sont qu'objets d'opinions instables. Le monde sensible se caractérise en effet par le devenir, c'est-à-dire par le temps, la nais­sance et la mort, la croissance et le déclin, tandis que le monde intelligible se caractérise par l'éternité et l'immuabilité de l'être. Invisibles, les Idées n'en sont pas moins plus vraies et plus concrètes que les choses sensibles.

Mais quelque chose du monde intelligible et de ses perfections transparaît dans le monde visible. Par exemple l'ordre avec lequel le monde est agencé : l'univers est intelligemment ordonné - qu'on songe à l'harmonie du ciel et des mouvements astronomiques, à l'organisation remarquable des êtres vivants - et cela parce que les Idées, et la première d'entre toutes, le Bien, sont les causes intelligentes et ordonnatrices de ce monde. Mais aussi la Beauté qui de toutes les Idées a le privilège de se manifester avec le plus d'évidence dans ce monde : les beautés visibles ici-bas susceptibles de nous ravir et de nous enthousiasmer sont comme une interpellation du monde divin des Idées, une invitation à ce que notre âme rejoigne le séjour des Idées dont elle est originaire.

Et c'est là l’un des thèmes principaux du Banquet : l'amour que suscitent les beautés d'ici nous est une occasion de nous ressouvenir de la réalité de la Beauté, de l'Idée de Beau.

TROISIÈME PARTIE : LE BANQUET

Dans le Banquet, Platon expose une idée force de sa quête philosophi­que : l'amour est une voie d'accès privilégiée à la science ; par et dans l'amour, l'homme s'instruit et peut s'élever à l'Être et à la Vérité. Mais s'il s'agit là du thème du discours central du dialogue - le discours de Diotime - il émerge de tout un ensemble de thèmes et préoccupations divers suggérés, abordés plutôt que présentés de manière dogmatique, et dans lesquels il convient de mettre un peu d'ordre.

I - LES PROTAGONISTES DU BANQUET

Les dialogues platoniciens contiennent souvent une part de mise en scène. Platon n'oppose pas seulement des thèses, à travers les méandres d'une discussion, il confronte des personnages, des êtres en chair et en os, aux réac­tions et aux comportements spécifiques. Cela est vrai, tout particulièrement, du Banquet qui constitue une véritable comédie ; chaque protagoniste y revêt des traits propres plus ou moins flatteurs. Mais tous sont pour un lecteur des années - 380, date vers laquelle aurait été composé le dialogue, des personnages connus. Qui sont ces personnages ?

Phèdre, inspirateur du thème du Banquet, l'amour, comme dans le dialo­gue qui porte son nom[7], est un vieil ami de Socrate, le plus âgé, avec Socrate, de la bande des convives. Comme dans le Phèdre, ilest plein d'enthousiasme pour les choses de l'esprit, un tantinet naïf, mordu de rhétorique, facilement admiratif d'orateurs plus talentueux que lui.

Pausanias, lui, est l'amant déclaré d'Agathon. Son attachement à la pédérastie est également souligné par Xénophon qui le présente dans son Ban­quet avec des traits forts semblables à ceux que lui a donnés Platon ; c'est un homme cultivé, distingué, quelque peu imbu de lui-même.

Eryximaque, fils d'un médecin célèbre, lui-même médecin, n'a qu'un mot à la bouche, celui de médecine ; passionné pour son art, fier de sa science, volontiers doctoral, au risque d'être même ridicule, c'est aussi plus qu'un faiseur de discours ou qu'un simple rhéteur.

Agathon, qui reçoit et préside au banquet, est le jeune talent qui vient de se révéler dans le domaine de la tragédie. L'avant-veille du banquet, il avait rem­porté sa première victoire au concours dramatique. La veille, on avait fait les célébrations d'usage pour fêter ce succès. Et c'est donc chez lui et en son hon­neur que se déroule le banquet. Cet auteur tragique - dont il ne nous reste qu'une quarantaine de vers épars et dont le talent ne devait guère être compa­rable à celui d'un Sophocle ou d'un Euripide - était néanmoins assez connu. Il nous est présenté par Aristophane dans une de ses comédies : les Thesmopho­ries, comme un être complètement efféminé et comme un auteur précieux et pédant. Le discours que Platon lui fait prononcer est tout à fait à l'image du per­sonnage décrit par Aristophane. Mais en outre, dans le Banquet, Platon sou­ligne les traits et les charmes de sa jeunesse[8]. Ses talents stylistiques et rhéto­riques que révèle son discours soigné sont prometteurs. Sa beauté en fait le point de mire de l'assistance.

Aristophane en revanche est un grand auteur comique de l'Antiquité. Platon a su reconnaître son talent puisqu'il met dans sa bouche un mythe célè­bre dont le grotesque et le piquant ne le cèdent en rien à la profondeur. Et pour­tant qui est Aristophane ? Un comique qui n'a pas manqué de railler les vices de ses contemporains, mais, surtout, qui a ridiculisé Socrate dans la fameuse pièce des Nuées. Impossible que Platon n'ait pas eu de ressentiment à l'égard d'Aristophane, responsable en partie de l'impopularité dont souffrit son maître et qui fut à l'origine de son procès. Et peut-être faut-il voir dans quelques traits grotes­ques et ridicules que Platon prête à Aristophane (cf.la scène par exemple du hoquet) une expression de ce ressentiment. Car le portrait de Socrate brossé par Alcibiade à la fin du dialogue constitue un éloge dithyrambique qui fait contre­point - et parfois mot pour mot - aux railleries des Nuées.

Mais qui est Alcibiade? L'homme politique certainement le plus contro­versé d'Athènes : le plus adulé, le plus honni... Celui que les Athéniens ont eu la mauvaise idée d'écouter quand il les a lancés dans l'aventureuse expédition contre la Sicile qui coûta la destruction complète de la flotte athénienne ; celui qui pactisa avec Sparte contre Athènes, avec les Perses... Un homme par ail­leurs extraordinairement talentueux, séduisant, brillant. Il est représenté ici dans le Banquet, encore fort jeune ; mais bel et bien déjà comme un personnage fan­tasque, démesuré dans son comportement et ses paroles, sûr de lui aussi. Il fut certainement un ami et un admirateur de Socrate, et sans doute cette amitié jus­tifiait la méfiance que certains démocrates nourrissaient à l'égard de Socrate.

Pourquoi Platon a-t-il choisi Alcibiade pour faire l'éloge de Socrate ? N'aurait-il pas été plus habile de choisir un personnage au passé moins douteux ? C'est qu'Alcibiade n'a pas su profiter de son amour pour Socrate. Déjà dans le dialogue Alcibiade, Socrate le met en garde contre les séductions et le vertige de la politique. Alcibiade ne l'a pas écouté. Or Socrate, reconnaît-il lui-même, est la seule personne devant laquelle « il se sente honteux », la seule qui rabaissant sa superbe lui a fait pressentir la voie de la vérité. Car, dans et par l'amour l'homme peut s'élever vers la vérité.

Reste Socrate. Le Banquet est aussi une apologie de Socrate. Pourtant Socrate n'est pas le meneur du dialogue : ce n'est pas lui qui décide de la manière de passer la rencontre ni du thème des discours ; lui-même ne prononce pas de discours, il rapporte les propos d'une prêtresse, Diotime, censée lui avoir ouvert les yeux sur la véritable nature de l'amour. Socrate est ainsi plutôt l'objet, le centre, la fin du dialogue que son animateur. Le Banquet va progressant d'un éloge de l'Amour à un éloge de la philosophie jusqu'à l'éloge de Socrate.

II - LE BANQUET : UNDIALOGUE SUR L'AMOUR

Car tel est le thème des discours prononcés par les convives, tel est le sujet du Banquet :l'amour.

Il y est surtout question de l'amour des jeunes gens, plus exactement de l'amour d'un plus âgé à l'égard d'un plus jeune, d'un adolescent ; la pédérastie était en effet admise voire honorée - à travers toute la Grèce - comme un mode privilégié d'éducation de la jeunesse : le plus âgé - l'amant ou l'éraste - devait veiller sur la personne de son bien-aimé - l'éroménos - prendre soin de son âme en vue de parfaire l'éducation commencée à l'école et dans la famille qu'il quittait fort jeune. Le mot « amour » - « eros » en Grec - désigne princi­palement cet amour des garçons, et c'est lui qu'évoquent spontanément les protagonistes du Banquet en faisant l'éloge du dieu Eros. Ce dieu d'ailleurs est représenté par les sculpteurs et les peintres des Ve et IVe siècles sous les traits d'un enfant ailé.
Il est naturellement question aussi, dans les discours, de l'amour hétéro­sexuel - cet amour étant davantage symbolisé par Aphrodite. Mais on estimait généralement que l'amour entre l'homme et la femme était de nature physique, alors qu'en principe la relation pédérastique devait rester « pure ». « En prin­cipe » seulement, car les documents littéraires et plastiques en font foi : les amants abusaient facilement de leurs mignons ; d'où sans doute le discrédit dans lequel le peuple tenait les mœurs pédérastiques propres au milieu aristocra­tique à Athènes.

Mais curieusement la pensée profonde de Platon sur l'amour et ses diffé­rentes formes sera exprimée, dans le Banquet, par la voix d'une femme.

III - LES CINQ PREMIERS DISCOURS ET LE DISCOURS DE DIOTIME

Les illustres participants du Banquet - tous pris, comme le dit Alcibiade, par « le délire philosophique » - décident de passer leur rencontre non à boire immodérément, mais en « logoi » : en « discours » ! Eryximaque s'inspirant d'une suggestion de Phèdre, propose que chacun, à tour de rôle, fasse l'éloge du dieu Eros, du dieu Amour.

Proposition aussitôt acceptée. Belle occasion en vérité de faire valoir ses talents d'orateur, de médecin, de poète... ou de mettre à profit les leçons du sophiste dont on a été le disciple.

Et chacun d'ordonner son sujet comme il faut, de régler habilement le rythme de ses périodes[9], de jouer avec la consonance des mots, d'émailler son discours des citations les plus suggestives, d'étaler son érudition, ou de rappeler à l'auditoire ses talents d'auteur comique ou tragique...

Platon lui-même se révèle un pasticheur de génie qui prit certainement beaucoup de plaisir à imiter le style des personnages mis en scène ou bien de tel ou tel sophiste qui se profile derrière l'un ou l'autre. Mais le Banquet est bien plus qu'un divertissement d'auteur. En vérité le contenu des cinq premiers dis­cours est loin d'être anodin. Chacun d'entre eux renferme des trésors cachés inaperçus de leurs auteurs eux-mêmes.

Le discours de Diotime reprendra en effet les principaux thèmes des pre­miers discours, mais en les transposant à un niveau supérieur de réflexion, en les plaçant dans une perspective philosophique dont la seule visée est la recherche de la vérité et non la séduction de l'auditoire. Quels sont donc les thèmes des premiers discours repris par Diotime ?

D'abord la valeur éducative de l'amour, rappelée par Phèdre. L'amour réveille en nous le désir de vertu, suscite même la vertu qui est à l'origine des actions les plus héroïques et les plus remarquables. Que l'amour ne nous rend-il pas capable de faire ? Il est vrai, nous dit Diotime, qu'il est à l'origine de toutes les actions glorieuses et grandioses par lesquelles l'homme marque le temps de son empreinte et devient immortel.

L'amour possède une valeur éducative, et d'abord cette relation privilé­giée entre l'amant et l'aimé qui, bien conduite, doit être encouragée, selon Pau­sanias. Il est vrai que l'amour qui permet à l'homme de se dépasser, et de s'éle­ver jusqu'à la Beauté en soi - comme l'expliquera Diotime - commence par l'amour des jeunes gens ; et c'est l'amant, s'il a la vertu d'un Socrate, qui peut apprendre à son disciple à diriger son amour pour la beauté des corps vers la beauté de réalités supérieures, vers l'Idée de Beauté elle-même.

Si l'amour a un tel pouvoir sur les âmes, c'est que sa puissance déborde le cadre psychologique de la relation de deux amants ; sa puissance est universelle explique Eryximaque : l'amour gouverne le monde ; pas de santé, pas de vie, pas d'harmonie musicale ni d'harmonie cosmique, sans amour. Diotime ne man­quera pas non plus de souligner qu'on a appelé amour seulement un aspect très partiel de l'amour ; mais elle en révèle alors le sens caché : ce qu'il y a de com­mun à toutes les formes psychologiques, physiques, cosmiques, religieuses de l'amour n'est rien d'autre que l'ardent désir de l'immortalité.

A vrai dire la cause de l'amour qui rapproche deux êtres transcende l'amant et l'aimé : les amants ignorent ce pourquoi ils s'aiment - dit avec pro­fondeur Aristophane. Selon Aristophane, cet amour provient d'un désir obs­cur, inconscient, qui remonte à la nuit des temps et trouve son origine dans un antique châtiment de Zeus qui coupa les hommes en deux. En quoi consiste en effet ce désir ? Ne faire plus qu'un, se fondre avec l'objet de son amour.

Diotime situera sa réflexion sur l'amour au niveau où l'a placée Aristo­phane : non plus au niveau des effets (moraux, cosmiques...), du désir amou­reux, mais de sa cause. Le désir amoureux est l'expression d'un manque. Mais, selon Diotime, il n'est nullement désir d'une unité perdue ; il est tout au contraire désir d'un Autre qui n'est pas un simple autre moi-même, mais d'un autre infini­ment supérieur à moi : désir du divin, de l'immortalité ; non pas retour à un passé en deçà de moi, mais dépassement au-delà de moi-même.

Et cela, Diotime l'établit en procédant comme Agathon, avec méthode en distinguant d'abord l'essence d'Eros, de ses qualités puis de ses bienfaits. Seulement, dès lors qu'Agathon a défini Eros comme étant un dieu parfait, les conséquences de sa définition découlaient d'elles-mêmes : il suffisait de lui attribuer toutes les perfections imaginables - et d'employer toutes les ressources de la rhétorique et de la poésie à cette fin.

Car en même temps que Diotime récupère les thèmes des discours précé­dents, elle en corrige une erreur fondamentale de perspective : Eros - l'Amour - n'est pas un dieu. L'Amour est un « intermédiaire » entre les hommes et les dieux ; moyen et non fin ; moyen de nous élever de l'humain vers le divin, du sensible vers l'intelligible.

IV - LE DISCOURS DE DIOTIME : L'AMOUR OU LE DÉSIR D'ÉTERNITÉ

L'amour est en effet désir d'absolu ou d'éternité.

L'absolu et l'éternité, voilà qui caractérise bien le divin - les dieux sont immortels - et la vérité. Or la vérité est l'objet suprême de la philosophie. La philosophie est désir d'une vérité absolue et éternelle. La philosophie est donc amour.

Tout homme en effet au plus profond de lui-même désire un bonheur qui le comble absolument, éternellement, enraciné qu'il est dans le devenir, dans ce monde éphémère où le temps dévore ses enfants, rend si précaire toute jeu­nesse, toute beauté, tout bonheur... L'homme désire l'Être, ou plus simplement « être ». Or l'amour est la manifestation la plus éclatante de cette aspiration à l'Être, ou à un bonheur durable et stable.

Sous toutes ses formes, de la plus physique à la plus spirituelle, l'amour révèle cette même aspiration.

Par l'union de l'homme et de la femme, l'espèce humaine se perpétue et ainsi satisfait en quelque sorte son désir d'éternité.

Dans la passion de l'âme pour telle ou telle activité - artistique, politique, scientifique ou philosophique - l'homme cherche à créer des œuvres qui triom­phent du devenir.

Mais cette aspiration n'est-elle pas vouée à l'échec, n'est-elle qu'une vaine compensation à notre ressentiment contre le monde d'ici-bas ?

- Non. Car la fin vers laquelle l'homme tend grâce à l'amour est en même temps à l'origine de cet amour.

La cause de l'amour n'est pas dans l'homme, dans les dispositions sub­jectives de son âme, les mirages de son imagination... Elle réside dans l'objet aimé : dans la beauté de cet objet aimé.

Oui, l'amour est provoqué par la vision du beau ; la cause de l'amour est dans le beau.

V - LA PHILOSOPHIE OU L'INITIATION DE L'ÂME À LA CONNAISSANCE DU BEAU

Sinon, en effet, comment expliquer que les hommes soient saisis par les mêmes transports devant ce qui est beau ?

A commencer par la beauté des corps. Même la beauté d'un corps, appa­remment simple affaire de goût, peut devenir l'objet commun d'un même élan d'admiration - comme la beauté de Charmide (dans le dialogue de Charmide de Platon) qui attire tous les regards de l'assistance. Et pourquoi ? Parce qu'elle procède d'une réalité supérieure qui n'est pas à proprement parler dans ce corps, mais qui vient comme se refléter dans ce corps et vers laquelle je désire plus ou moins consciemment aller, et dont je voudrais fixer éternellement les traits.

Mais plus que la beauté physique, la beauté morale d'un homme, d'une conduite, d'une action, d'une loi... s'impose au jugement de tous - à moins de nier toute morale, et de renoncer en quelque sorte à son humanité. Plus que la beauté d'une conduite, ou d'une âme, ou d'une loi..., la beauté des sciences se manifeste avec évidence à qui les cultive, et en particulier cette science suprême (la philosophie) parce qu'elle est à même de me révéler des Vérités absolues et éternelles (les Idées) dont la beauté éblouit mon âme : de me dévoiler la Beauté elle-même (l'Idée de Beauté).

La philosophie consiste à élever l'âme jusqu'à cette Idée de Beauté par une sublimation ou une spiritualisation de l'amour, par une élévation progressive de l'amour, de la beauté des corps à celle des âmes et de leur conduite, et de ces beautés à celles des sciences.

C'est le sens de l'initiation amoureuse décrite par Diotime : apprendre à décanter la vision des belles choses de leur aspect inessentiel, à détacher le beau de ses apparences individuelles, sensibles, matérielles.

Aimer d'abord la beauté des corps pour elle-même et non celle d'un corps pour un profit égoïste, éphémère. Car aimer véritablement un être, c'est aimer sa beauté intérieure et morale plus que celle de ses apparences extérieures. Et si la vue de la beauté d'un corps nous ravit, bien plus durable et profonde est l'émotion que nous ressentons devant la beauté de certains actes d'héroïsme ou tout simplement de générosité. Et que dire de l'émotion et de la joie que peut nous procurer les découvertes de la science ou de la philosophie ?

Ainsi plus la beauté est de nature spirituelle ou intelligible, plus elle est universelle, et plus elle contente l'âme. Encore faut-il être capable de s'élever jusqu'à la conscience de l'existence de beautés non sensibles : savoir ne pas gâcher, ni épuiser la recherche de notre bonheur dans des plaisirs futiles, déga­ger l'âme du sensible.

VI - LE DISCOURS DE DIOTIME ET L'ALLÉGORIE DE LA CAVERNE

Ce mouvement, avec ses étapes successives, est assez semblable à celui de la libération du prisonnier de l'allégorie de la caverne dans la République :la philosophie n'est rien d'autre que l'éducation de l'âme, qui l'aide à se détacher des chaînes dont elle reste prisonnière, celles du corps et du sensible, pour la conduire progressivement vers le monde intelligible des réalités incorporelles et éternelles, jusqu'à la contemplation de l'Idée source de toutes les autres Idées, cause de tout ce qui est : le Bien.

L'amour des beaux corps et des belles âmes constitue de même deux étapes dans le monde sensible vers la science du Beau ; l'amour des sciences (mathématiques, astronomie...), puis l'amour de la science des Idées (la philo­sophie ou la dialectique) constituent les deux étapes de l'âme dans le monde intelligible, qui la mènent à la contemplation de l'Idée de Beau.

Certes le Beau n'est pas le Bien ; mais ce sont deux manières différentes de désigner la cause comme la fin de tout ce qui est beau et bon dans le monde : dans la République Livre VII,Platon dit que le Bien est la source « de tout ce qu'il y ade rectitude et de beauté dans le monde » (517 c), ce sont deux manières de désigner ce que beaucoup de commentateurs appelleront Dieu. S'il y a une prééminence de l'Idée de Bien sur celle du Beau, ce serait tout au plus celle d'un Être par rapport à sa manifestation la plus visible : le Beau est un rayonnement, un éclat du Bien : ce par quoi nous le connaissons. Plus généralement encore l'idée de Beau est de toutes les Idées celle qui a le privilège d'être ici-bas la plus « visible ». Ainsi l'amour de tout ce qui est beau est en réalité la voie royale pour nous mener jusqu'au monde intelligible.

Loin que le monde intelligible reste inaccessible à l'homme, grâce à ce qu'il laisse apparaître de sa beauté ici-bas, il invite l'homme à s'élever jusqu'à lui. Car la beauté suscite l'amour, le « délire philosophique » (pour reprendre une expression de Platon dans Phèdre, ouvrage complémentaire du Banquet).Par l'amour, l'homme se divinise, s'immortalise : accède au divin, à l'intelligible. C'est ainsi qu'Eros est un intermédiaire entre les hommes et les dieux.

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[1] Ionie : partie centrale de la région côtière de l'Asie Mineure, peuplée de Grecs venus d'Europe à la suite des invasions doriennes (XIIe-IXe siècles av. J.-C.). Les principales villes en étaient Éphèse, Milet, Phocée.

[2] On appelle précisément sophistes ces rhéteurs qui se font rétribuer leurs leçons auprès de particuliers.

[3] Éristique : art de la controverse.

[4] Pédérastie : Ici attirance sexuelle d'un homme adulte pour les jeunes garçons ; relation physique fondée sur cette attirance.

[5] Anaxagore : Autre philosophe présocratique faisant dériver le monde de la dissociation d'une sphère compacte primitive. Il affirmait entre autres que les astres étaient des pierres incandescentes.

[6] Cf.Calliclès dans le Gorgias, Thrasymaque dans la République (Livres I et II), représentant un courant d'idée réel qui s'est manifesté au Ve siècle (Critias, Antiphon).

[7] Le Phèdre, dont la lecture est un complément nécessaire de celle du Banquet.

[8] Contrairement à une certaine tradition qui donne 30 à 40 ans à Agathon, nous avons retenu les indications de J. et G. Roux (in Revue Philosophique, 1961) - à notre avis confirmées par le texte - tendant à prouver qu'Agathon n'avait guère plus de vingt ans.

[9] Période : En rhétorique, assemblage harmonieux de propositions formant un sens complet.